ITW // Jérémie Souteyrat

Portrait d’un photographe français expatrié au Japon.

Depuis combien de temps faites-vous de la photo et quel est votre parcours ?

J’ai commencé la photographie tardivement. Après avoir obtenu mon diplôme d’ingénieur à Lyon, je me suis installé en 2001 à Paris pour travailler. J’ai commencé à voyager régulièrement partout dans le monde, pendant les vacances. La photographie, qui était au début un collecteur de souvenirs, s’est petit à petit transformée en véritable moyen d’expression. J’ai découvert les Errances de Raymond Depardon, un déclencheur pour moi vers une photographie plus personnelle. J’ai rapidement acheté un Leica M comme mes idoles de l’époque (Henri Cartier-Bresson et Nan Goldin) et, après quelques expositions et publications, j’ai progressivement commencé à envisager un changement de cap et une professionnalisation. J’ai réalisé en 2008 un travail personnel sur les jeunes migrants afghans à Paris, avec lequel j’ai fait le tour des rédactions pour me faire connaître. Le reportage a été publié notamment dans Le Monde et Les Inrockuptibles. C’était extrêmement encourageant pour moi, juste avant mon départ pour le Japon en 2009. Ce changement de pays a été l’occasion de passer le cap et de ne me consacrer qu’à la photographie. J’ai vendu mon dernier Leica M il y a peu, une page s’est tournée car je ne travaille plus maintenant qu’avec du matériel Canon (5Ds, 5DMkIV actuellement), en partie car je réalise beaucoup de photographies d’architecture, qui ne sont pas Leica M-compatibles.

Kudan house par Sakane Keikaku, 8 octobre 2013 (série tokyo no ie)

Pourquoi avoir choisi le Japon ? Que vous inspire ce pays ?

Mon premier voyage au Japon en 2005 a été un choc visuel, sensoriel et gustatif ! C’est en apparence un pays très occidentalisé, mais il s’agit d’un vernis sur une culture extrêmement conservatrice, pour le meilleur et pour le pire. Il y a un côté rassurant de se sentir dans une société familière par son mode de vie, mais avec tout une part d’inconnue au quotidien : les règles sociales, la langue, la religion, etc. J’ai été tout de suite attiré par cette société mystérieuse, avec une tradition de l’esthétique et du beau omniprésente. Autant que le Japon, je suis tombé sous le charme de Tokyo, cette ville immense ou l’on se sent comme dans un village de province, tout en étant à deux pas de toutes les commodités et des activités culturelles et sociales dignes d’une mégalopole d’envergure internationale. L’infiniment petit y côtoie l’infiniment grand, l’urbanisme en trois dimensions laisse la place à plusieurs types de villes sur une même surface, c’est extrêmement stimulant.

Minami-Asagaya house par PRIME,
29 août 2013 (série tokyo no ie)

Qu’aimez-vous le plus photographier au Japon ?

De manière générale, mon travail est focalisé sur l’humain, donc tous les sujets qui s’y rattachent de près ou de loin m’intéressent. Du portrait à l’architecture, il y a beaucoup à apprendre pour moi sur la société japonaise. Ce qui m’intéresse dans la photographie, c’est qu’elle m’ouvre les portes d’une multitude d’endroits et d’expériences. De la zone interdite
de Fukushima au portrait du PDG de Sony, en passant par des reportages sur la population vieillissante, j’ai l’occasion de vivre le Japon sous ses différentes facettes. Je crois que nous vivons une époque où il n’y a plus vraiment de spécialisation dans la photographie, certainement depuis l’arrivée des prises de vues en numérique. Les grands écarts sont possibles, car les techniques sont plus facilement maîtrisables.

A Life With Large Opening par ondesign, 30 mai 2013 (série tokyo no ie)

Parlez-nous de votre livre sur le Japon.

Quand j’ai commencé ce travail en 2010, mon idée de départ était de casser l’image du Tokyo des gratte-ciels et de la surpopulation, omniprésente en occident. Bien sûr, c’est une réalité et une des facettes de la ville, mais Tokyo m’attire plus pour ses quartiers résidentiels. Dans quasiment toute la mégapole, il est possible de se balader dans ces petites ruelles calmes, bordées de végétation et de maisons individuelles. N’est ce pas le rêve de tout parisien, habiter dans une maison avec un (petit) jardin en pleine ville ?

Par ailleurs, l’architecture contemporaine à Tokyo est très dynamique. La durée de vie des bâtiments étant relativement courte (25 ans en moyenne pour une maison), les architectes sont souvent sollicités. Les maisons individuelles d’architecture contemporaine sont toutes plus étonnantes les unes que les autres, de par leur forme ou leur rapport à la rue et à l’environnement. C’est une des facettes la plus créative de la culture japonaise contemporaine.

J’ai donc décidé de photographier les quartiers résidentiels de Tokyo, à travers le prisme de la maison contemporaine. Toutes les photographies sont horizontales et intègrent un maximum l’environnement et les passants. Il s’agissait pour moi de capturer un instant de vie autant qu’une architecture ou qu’un urbanisme, les uns et les autres étant fondamentalement connectés. Le résultat se trouve entre la photographie de rue et la photographie d’architecture. Le fait de ne pas avoir l’aval en amont de la plupart des architectes et d’avoir dû trouver les maisons moi-même renforce l’aspect documentaire et me permet de m’éloigner de la photographie d’architecture commerciale, omniprésente dans les magazines spécialisés.

54 photos de cette série sont regroupées dans le livre de photo tokyo no ie (maisons de Tokyo) publié en France en 2014 (Éditions Le Lezard Noir) et au Japon en 2017 (Éditions Seigensha).

House in Nakameguro par Yoritaka Hayashi, 21 mars 2013 (série tokyo no ie)

Vous avez réalisé plusieurs expositions, quelle a été la plus importante pour vous et avez-vous d’autres projets de ce côté-là ?

Ma première projection dans la cour de l’Archevêché au festival Voies Off à Arles restera gravée dans ma mémoire. C’était en 2006, mes premières photos du Japon. J’y étais arrivé en retard, de nuit, depuis Paris et suis entré dans la cour au moment où mes photos étaient projetées. Tout le monde les regardait dans un silence monacal. Inoubliable. Plus proche de nous, je crois que mes deux dernières expositions à Tokyo, au musée Shiodome et à la galerie Epsite, resteront comme de belles visibilités pour ma série tokyo no ie.

House Tokyo par A.L.X., 7 septembre 2012 (série tokyo no ie)

Qui sont vos clients ?

Je travaille essentiellement sur commande et j’ai, comme beaucoup de photographes, deux types d’activités : éditoriale et institutionnelle. Je travaille pour la presse française (Le Monde, Libération, GEO, etc.) et internationale (New York Times, Wall Street Journal, Der Spiegel, etc.). En ce qui concerne les clients institutionnels, il s’agit d’architectes japonais ou de sociétés étrangères (Louis Vuitton, Velux, Bouygues, Nissan, etc.).

Edge Yard par October,
23 mai 2012 (série tokyo no ie)

Est-ce facile d’aborder les Japonais au quotidien dans la rue ?

Il est relativement facile de photographier dans la rue, car même s’ils sont importunés, les Japonais sont polis et ne vont pas se plaindre ouvertement. Aborder les gens de manière générale est plus difficile, ce n’est pas le pays de la spontanéité et de l’improvisation. Mais tout est possible…

Ou-an par Ken Yokogawa, 8 avril 2011 (série tokyo no ie)

Quelles sont vos influences en matière de photographie ?

Si mes influences historiques sont plutôt à chercher du côté de l’agence Magnum (Depardon, Cartier-Bresson, Gruyaert, Pinkhassov, Webb, etc.), mes références actuelles sont plutôt Anders Petersen, pour sa proximité avec ses sujets ou Richard Avedon et sa magnifique série In the American West. La photographie japonaise est intéressante mais je ne partage pas forcément l’engouement actuel sur les jeunes photographes. Je préfère citer Eikoh Hosoe, Hiroshi Sugimoto ou Naoya Hatakeyama dans mes inspirations.

Moriyama House par Ryue Nishizawa, 11 novembre 2010 (série tokyo no ie)

S’installer dans le pays de la photographie, quels sont les avantages en matière de matériel ?

Pas beaucoup à vrai dire ! Le matériel est standardisé et mondialisé, en ce qui me concerne je ne vois pas de différence. Je vois plutôt plusieurs désavantages. La photographie étant extrêmement populaire, on la considère plus comme un hobby que comme un art. Les professionnels se focalisent souvent sur la technique et sur le matériel, plus que sur le sujet de la photo. Le marché de l’art est ainsi très limité, les acheteurs et par conséquent les galeries plutôt rares. Tokyo Photo, l’équivalent de Paris Photo, n’a duré que quelques années.

On the Cherry Blossom par A.L.X., 3 septembre 2010 (série tokyo no ie)

Quelle ville conseilleriez-vous à un photographe qui vient au Japon pour la première fois ?

Tokyo et Kyoto sont bien sûr incontournables et offrent deux visions très différentes du Japon. Ensuite, il faut sortir des villes, souvent peut intéressantes, pour passer du temps à la montagne dans des gassho zukuri (maisons traditionnelles) en bordure de rizière ou dans les petites îles de la mer intérieur de Seto, pleines de surprises pour les amateurs d’art.

Couvertures du livre tokyo no ie. édition francaise : 978-235348-065-4 édition japonaise : 978-4-86152-606-0
tokyo no ie, a photography book by Jeremie Souteyrat

www.jeremie-souteyrat.com